Dans les larmes d’un sage

ou

Supplique pour l’unité retrouvée chez les Seksawa

Jean-Claude Thiery – Angers, 18 octobre 2015

 

Isolée dans une vallée montagneuse du Haut-Atlas marocain, la tribu des Seksawa n’est pas épargnée par l’évolution du Zinit depuis Tinewalinemonde. Ce sont des ruraux agriculteurs et éleveurs. Traditionnellement, leur subsistance est soumise aux productions locales, quelques parcelles de blé et d’orge, quelques jardins de légumes, quelques moutons et chèvres. Mais les aléas climatiques et l’appel consumériste du siècle passé perturbent sérieusement leur économie et ce n’est pas quelques gisements miniers qui inversent le processus. Comme beaucoup ailleurs, ils sont devenus des « migrants de l’intérieur ». Les hommes ont quitté les douars. Les femmes et les anciens sont devenus les gardiens d’une culture, riche et complexe. Les rites ne disparaissent pas avec la modernité, les Seksawa savent combien ils sont importants pour leur communauté.

Depuis quelques semaines les élections des conseillers à la Commune et la Province nourrissent des discussions houleuses dans les douars de Zinit et Tinewaline. Quelques hommes de Zinit ont été élus à cette fonction depuis les années 2000. Aussi allait-il de soi que le prochain candidat serait choisi parmi les héritiers de ces hommes d’expérience. Ceux de Zinit bien sûr ! clament les hommes-gardiens du sanctuaire de Lalla Aziza. Al Yazid du douar de Zinit sera-t-il celui-là ? L’âge venu, n’est-il pas celui qui mènera à bien la destinée de son douar ? Al Yazid en est persuadé. Il est un sage en son village, un personnage ne comptant pas sa peine pour valoriser le douar de la mythique sainte. Toujours disponible pour recevoir les visiteurs du mausolée ou les pèlerins venant égorger la vache sacrée, toujours prêt à conduire les prières de remerciements et louanges à la sainte, toujours là pour accueillir des personnalités venues de la plaine et de plus loin encore. Al Yazid, le chaleureux, est fin organisateur de toutes les activités de la zaouïa, confrérie religieuse des familles protégeant les intérêts de la sainte. Nul ne sait comme lui, durant ces nuits de fête, mener la danse traditionnelle, parfaite articulation entre poésie et musique, faisant onduler dans un même mouvement les djellabas blanches satinées de laine fine. Le douar Zinit, dont il est fier, doit être à la hauteur pour accueillir. Ce petit homme rond d’une soixantaine d’années, né d’une grande famille du douar, lui-même chef d’une famille importante dont beaucoup de membres habite le village, se fait un devoir d’être là, attentif, souriant, vif. Il est inlassablement en mouvement entre les douars de la vallée, et tantôt à Imin-tanout, tantôt à Marrakech ou ailleurs. Sous sa djellaba rayée bien serrée, AL Yazid, la mémoire, porte en lui toute l’histoire du douar et notamment les engagements des Seksawa inscrits dans les liens anciens tissés avec la sainte Lalla Aziza ou encore le souvenir d’un administrateur civil français bienveillant du temps du protectorat, Jacques Berque. Il a travaillé longtemps en ville, loin de la vallée. Comme beaucoup il assurait la subsistance de sa famille par un modeste revenu de migrant de l’intérieur, puis, lorsque l’âge de la vieillesse sonna, il ouvrit une petite boutique pour rendre service aux gens du douar et lui assurer un maigre revenu régulier. On y trouve peu de choses mais l’essentiel : du sucre, thé, sardine, huile et œuf, de la lessive, du savon, du gaz, des stylos et cahiers pour les enfants, des bougies, briquets et cigarettes, et, pour la fête du premier jour de l’an musulman, Achoura, les tamtams que les enfants battront sans cesse dans les ruelles du village. Souvent le téléphone portable à l’oreille, Al Yazid, l’épicier moderne, a perçu très vite l’intérêt de cet appareil, il a d’ailleurs équipé sa boutique d’une grosse boîte rouge « Meditel », le téléphone à pièces. Chaque fois qu’il ouvre la lourde porte métallique de son commerce, avant de se poster derrière un comptoir trop haut qui le cache, il sort et installe la boîte rouge dehors, sur une pierre ou une chaise, faisant attention de ne pas écraser le fil du son, et, il attend. Très souvent quelqu’un crie dans la boîte rouge à parler. Très, très fort ! Jamais certain que le mari, fils ou oncle, dans une autre ville, au bout du fil du son, puisse entendre. Quand on est loin de l’autre il faut parler fort ! Le fil du son est si petit pour faire entrer tous ses mots de maux.

Mais voilà, pour revenir à l’objet du début de ce texte, cette élection de septembre amène la discorde dans le monde bien paisible d’Al Yazid. Sa candidature « naturelle » ne va de soi que pour lui. Pas question de se faire dépasser par un homme d’un autre douar, pensent beaucoup d’habitants de Zinit, jugeant par avance Al Yazid de peu de poids. Le recours à un homme plus jeune semble être l’option à prendre pour l’emporter, il faut s’unir autour d’un plus jeune, ayant été à l’école, sachant lire et écrire, se dit-on ici et là dans le douar. Les critères sont sévères pour Al Yazid, les hommes de Zinit lui demandent de se retirer. Tous ont bien essayé de lui faire entendre raison. Mais en vain, l’homme a la tête dure, dit-on. Que d’heures passées dans des débats de mots, sans fin et passionnés, mais ne faisant pas renoncer celui qui s’y voit déjà. Les hommes du douar pensent qu’Al Yazid doit comprendre, il doit abandonner ce projet qui l’habite et lui fait perdre la tête. Aussi en pleine nuit, les hommes du douar et quelques femmes se rendent dans la ruelle d’Al Yazid, à l’extrémité du village, proche de la rivière, ils se font entendre et finalement au petit matin égorgent une chèvre sur le seuil de sa porte. Dans le vacarme, notre homme sort de chez lui, étonné, abasourdi devant les hommes du douar. Le sang coule sur le sol, Al Yazid est triste, il semble comprendre tout à coup combien est grave la tension qui s’est installée ces derniers jours. Ce n’est pas tant les hommes en nombre qui le troublent, mais le sang qui tâche le sol. Il sait ce que cela signifie. Dans ce tohubohu, Al Yazid pleure. Ce sont les larmes du regret, ou peut-être de la repentance, celles par lesquelles cet homme retrouve la communauté. Sans doute y a-t-il aussi dans cet instant la chute d’un homme balayé par les soubresauts de la modernité. Il y a dans ces pleurs tant de symboles, le sang commun à tous les Seksawa, celui dont Al Yazid s’était séparé par égarement. Ce rituel chez les Seksawa est plutôt rare. C’est la première fois qu’on me rapportait un tel événement, il est mis en œuvre quand le groupe connait une situation grave, dramatique et qu’aucune voie raisonnable à leurs yeux n’est possible. Ainsi les gens d’ici doivent avoir recours à un rituel de sortie de crise, dont le sang est un élément important, indispensable me dit-on. Il aura suffi de quelques heures pour que les troubles psychologiques, individuels et collectifs, s’effacent et que la communauté villageoise reprenne ses activités ; chacun à sa place, dans ses occupations, bienveillant sur la pérennité du douar. Quelques jours plus tard, l’élection a bien eu lieu. Al Yazid a reçu, comme de bien entendu, le soutien des membres de sa famille, rien de plus. Le douar s’est réuni autour d’un homme plus jeune, soucieux du devenir du douar. La page est tournée et la vie continue.

Face à cela, à ce rituel de sang, plusieurs questions et hypothèses se posent.

S’agit-il d’un sacrifice de supplication par lequel les hommes de la communauté, pour la paix de tous, en appellent au dieu de leur religion afin que la sagesse de la personne revienne ? Faisant ainsi Dieu insuffle la raison qui fait défaut et conduit cet homme dans des délires. Il ne s’agit pas là d’une menace mais une façon d’appeler Dieu pour remettre son sujet dans le droit chemin. Ce rituel serait donc une prière, une incantation céleste.

Bien loin d’une démarche sacrificielle, s’agit-il plutôt d’un acte foncièrement violent commis sur un animal. Il signifierait à cette personne qu’un certain nombre d’hommes du douar la considèrent en faute. La chèvre est alors un symbole, une chose expiatoire qui doit payer l’erreur de cet homme pour le réhabiliter ; l’acte est donc un symbole. Les hommes châtient l’animal innocent pour ne pas châtier, dans les mêmes termes, cet homme dans l’erreur. Alors la dimension symbolique, ici essentielle, permet d’exprimer un avis d’opposition, des sentiments de désapprobation très forts, une alerte de désunion de la communauté, et en même temps un appel à la réconciliation. L’image violente du sang qui coule est à la hauteur de la douleur, de la blessure qu’ils souhaitent à cet homme pour ce comportement l’écartant du groupe. C’est un jeu social de résolution du désaccord fondé sur la volonté de maintenir la cohésion de la communauté. Ailleurs, il est des joutes bien maitrisées qui mettent en scène des oppositions entre clans dont l’issue n’est pas la mort de l’autre clan mais la réussite ou le déshonneur de l’un ou de l’autre. La mise à mort de la chèvre doit avoir un effet réparateur par la reconnaissance de l’erreur de l’homme. C’est son remord, sa repentance qui sont attendus.

La troisième hypothèse que je n’ose pas croire valide, est la pression belliqueuse qui exprimerait à la personne dans l’erreur le sort qu’on lui réserve s’il persistait. Il s’agirait alors d’un acte barbare inimaginable dans cette société dont les expressions symboliques nombreuses montrent combien cette culture est par ailleurs de haut niveau. Elles puisent leur essence dans un imaginaire poétique, inspiré et pacifique où les mots transcendent les actes, où les paroles donnent un souffle aux gestes quotidiens.

La dernière hypothèse attribuant un cadre explicatif à la mise à mort de cette chèvre serait celle d’une pratique de superstition. Cet homme dans l’erreur ne peut être qu’animé par des forces maléfiques, à son insu, saisi par des esprits mal-pensants qui le contaminent et le font agir contre son bien. Son discernement est atteint. La communauté doit s’en protéger et le protéger, sa personne mais également sa maison dont ils investissent l’entrée. La gravité des perturbations leur laisse à penser que le sang est souillé. Le remède est dans un rituel traditionnel. C’est par le sang que la quiétude reviendra. Sur le seuil de la porte de cette personne égarée, le sang d’une chèvre innocente doit faire barrage au mal. Tous les hommes ici rassemblés croient que leur esprit bienfaisant se diffusera par les écoulements de l’animal. Le sang pur de l’animal est le véhicule qui combat les mauvais agissements. Le sang est important, il est une humeur de vie, une force vitale mais vulnérable qu’il convient de respecter et de restaurer quand il est contaminé par de mauvaises pensées. Les hommes du douar doivent être là, assister au rituel pour renforcer sa puissance magique et, constater la métamorphose qu’il produit chez la personne en faute. Voilà ce qui se produisit par les larmes d’Al Yazid. C’est comme si le sang traversant symboliquement le corps de cette personne habitée d’égarements s’était transformé en humeur réparatrice, en larmes de bonne intention. Et ainsi, voilà qu’à présent, pour eux, le sang de tous est redevenu commun, semblable. Ils sont à nouveau frères, issus d’un sang partagé ! Les mauvais temps sont passés, l’unité du groupe est retrouvée. Les Seksawa sont à nouveau indissociables.

De ces hypothèses aucune ne peut rendre compte à elle seule, de ce rituel d’agrégation par l’animal égorgé. La pensée religieuse musulmane ou la bienveillance du dieu de l’Islam n’est pas ici un mode explicatif très crédible. Elle n’est pas explicitement conviée même si elle façonne depuis des siècles les règles de conduite de cette tribu. Et je constate d’ailleurs qu’à ce moment particulier, il n’a ni été fait de prière classique, ni été récité de passages du coran. Sans doute faut-il rechercher les clefs de compréhension de ce rituel ailleurs, d’une part dans l’importance du jeu des symboles d’expiation pour le dépassement de désaccords qui ne stigmatiseraient personne et d’autre part dans la croyance de la puissance magique du sang pour rapiécer une communauté qui se déchire.

Pour mieux comprendre ce phénomène, la réflexion doit se poursuivre sur deux axiomes qui s’associent chez les Seksawa. D’une part leur système de pensée est holistique, ils considèrent que l’homme est en symbiose avec son environnement, il agit sur la nature comme la nature agit sur lui. Il y a de l’humain dans la nature et de la nature dans l’humain. Cela confère un « dialogue singulier » avec la nature, fait de confiance et de méfiance. C’est à l’environnement que les hommes doivent leur existence. La nature recèle des forces inconnues qu’il convient de ne pas contrarier. Pour eux, l’homme est un élément de la nature parmi les autres, tels, la rivière, la montagne, les cailloux, les animaux, les plantes à soigner, etc. Un dérèglement peut entrainer les tumultes ravageurs de la rivière, une faute peut déclencher la colère justifiée des pierres, tandis que la maladie peut trouver son éradication par les plantes sauvages, et le sang de la chèvre peut engendrer la concorde. D’autre part, les Seksawa pensent que les hommes puisent leurs forces et leur destinée dans le sang qui les habite. Mais le sang renferme l’équivoque de l’ambivalence, il est souillure et pureté. Les désordres individuels et/ou collectifs peuvent avoir pour origine (ou effet ?) la souillure du sang que seule la conjuration peut effacer. Cette représentation s’étend au-delà de l’homme, le sang est un fluide mystérieux dont les vertus sont partagées dans la nature. Ainsi sang humain et sang animal, ensemble, participent du même équilibre naturel.

Le rituel, que je viens de décrire, repose sur ceci, postulant que les troubles des personnes peuvent avoir pour origine la souillure du sang. Seul l’exorcisme par le sang animal ritualisé peut restaurer la sérénité perdue. Ce rite d’agrégation par le sang fait appel au suprême élément de la vie et à la pureté initiale des hommes, atrophiée quelquefois, car exposée au risque d’être souillée par l’entourage. Les méfaits de la vie nécessitent parfois qu’ils soient conjurés par les rituels de sang. Ils pourraient alors être interprétés dans un système de pensée, congruent à la philosophie musulmane, qui accorde au sang le siège de l’âme, la quintessence sacrée de la vie. Pour les Seksawa, le sang appartient au domaine du sacré, il est dans l’au-delà du monde des hommes et de la nature. Ils lui confèrent donc un immense pouvoir et un profond respect. A maintes reprises, n’ai-je pas constaté qu’ils se maculaient le visage du sang de la vache sacrée pour s’attirer le bonheur et guérir des maux de la vie ou bien marchaient pieds nus dans la flaque de sang d’un mouton ou d’une chèvre égorgé pour réparer une blessure.

Cette croyance est largement partagée par les diverses cultures. Les Seksawa, tribu du peuple ancien amazigh, en sont des héritiers et les continuateurs.

 

Jean-Claude Thiery – Université d’Angers

02 41 69 95 32 ou 06 33 81 36 91

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ou   jean-claude.thiery@univ-angers.fr

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