Les promesses du tahanut

Les promesses du tahanut de Moulay
Angers – 21 novembre 2014

Mohammed Moulay a sa boutique, un tahanut dans la langue Tamazigh. Oui ! c’est ainsi que les amazigh de la tribu Seksawa nomment ce commerce où tout se trouve. Elle est logée dans une petite maison de terre, presque en ruine1_Dvt TahanutMoulay_Janvier 2013 appartenant à sa famille. Depuis longtemps, il aimait s’y retrouver sur un vieux tapis dans la pénombre d’une chambre aux murs orangés pour discuter et fumer, pour boire le thé et faire une rounda avec ses copains et surtout jouer de la musique, gratter les cordes du bandjo, du lothar ou du ribeb, et ensemble frapper les mains et le talout ou ledarbouka comme dans la nuit chaude du hawach d’un mariage à Zinit. Beaucoup, des jeunes et des anciens, sont venus là y couler de longues heures jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’au moment où la bouche est tarie de mots. Mais voilà un beau matin, un coup de peinture blanche sur la façade, un trou carré dans le mur extérieur pour recevoir les voisins-clients et leur servir la marchandise, une grille pour se protéger des voleurs, car ici on craint toujours les voleurs, triste méfait de la misère. Au fil des mois, guidé par l’intuition de ces hommes gravée dans le substrat de la culture Amazigh, le tahanut prend de l’allure car chacun apporte son aide. Lui ? le grand nettoyage, Et lui ? le crépi du mur, Lui encore ? un rebord de fenêtre, Enfin lui ? la dalle de ciment de la ruelle. À peine achevés, les 2m² du tahanut de Moulay a déjà la patine du temps. Ça ne s’invente pas une boutique, ça émerge des mains inconscientes d’une culture, animées par l’habitus tant de fois décrit par Pierre Bourdieu. Derrière le trou carré, le marchand, et derrière lui, trois rangées d’étagères faites de bois et cartons récupérés, en arrière de tout cela, pour dissimuler un passage bas, un bout d’étoffe en rideau pour voiler les tapis et couverture de l’épicier, abriter son ribeb. C’est sa couchette, sa modeste chambre, son nid. Règne ici, le bonheur du solitaire. Car si DSC00489Moulay aime rencontrer ses amis, sourire aux passants, parler aux enfants, il aime aussi être seul, goûter la solitude féconde, il y puise des idées, celles de l’aménagement de la boutique, celles d’une mélodie nouvelle pour les prochains hawach et celles des doux rêves de sa vie future. Moulay est là 24 heures sur 24, porte verrouillée, gardien de la boutique, disponible aux clients qui l’appellent en tapant des doigts ou d’une clé sur la grille du trou carré devenu soudain fenêtre, puis comptoir. Moulay veille à ce qu’il ne manque rien, la chose vendue est vite rachetée au souk du dimanche, Aït Moussa, ou le plus souvent à Imin’tanout, la ville où foisonnent mille victuailles et babioles. Sans argent en réserve, quand la poche est vide, Moulay a parfois recours au crédit de ses fournisseurs pour quelques jours, mais il doit hélas renoncer à la dépense certains jours sans lendemain, remettre à plus tard ses projets. Moulay compte scrupuleusement ses dirhams, aussi a-t-il abandonné depuis plus d’une année le plaisir des cigarettes qui faisaient fondre ses modestes économies car il met la priorité pécuniaire sur ce tahanut et pour l’épouse qu’il espère tant à l’aube de ses trente ans ; toutes choses liées par ailleurs, la règle est simple et sévère, elle tient en trois mots qui tournent en boucle : argent > mariage > maison. Le prix des marchandises dans son tahanut est déterminé par intuition et non par calcul minutieux. Moulay ne s’encombre pas de cela, il sait combien ses voisins sont prêts à payer, il sent jusqu’où il ne faut pas dépasser le coût. Il veut que la nourriture soit à bon prix pour les gens du douar. Sans doute est-ce parce qu’il est d’une famille très modeste que cette connaissance est aiguisée, car ici on apprend à l’épreuve de sa condition. En ce moment d’Aïd El kébir, confondu avec les marchandises bien rangées, il vendra surement des œufs, du lait, du café et thé, du soda/coca-cola, des cigarettes, des cartes de téléphone, du gaz, de la lessive et des bonbons ; il y a surtout des produits ordinaires mais quelques-uns sont destinés aux familles plus aisées venues passées les fêtes au bled. Ses bénéfices financiers sont extrêmement petits. Il gagnera 0,08dh par œuf, qu’il vend toujours à l’unité, 1dh par recharge téléphonique, c’est un commerce nouveau depuis que le réseau couvre la vallée des Seksawa. Moulay ne gagne pas beaucoup d’argent dans son épicerie, en fait il rend service, il apporte de la convivialité, du sourire au bord de la ruelle qui va à la mosquée, il est pendant quelques heures le cœur du douar. Chaque après-midi, après le coup de soleil, des enfants se pressent à la grille pour un bonbon, quelques femmes viennent pour acheter du thé, une pile ou de la lessive, mais les plus nombreux sont les hommes du douar, ils s’arrêtent chez lui pour jouer aux cartes ; alors, il ouvre sa porte, dispose deux tapis devant sa boutique, à l’ombre. Il remet aux premiers arrivés, le jeu de cartes et les pions. Il leur vendra une bouteille de coca qu’ils partageront généreusement avec tous ceux venus passer le temps ici. Ça cause à voix forte et ça rit beaucoup. Autour des 4 joueurs attentionnés à leur partie, il y a une dizaine d’observateurs avides de commentaires, en fait des joueurs passionnés par procuration, retenant leur souffle et frappant dans leurs mains quand le coup laisse les adversaires sans point et sans voix. Chacun connait les ruses et les travers des autres, chacun ressent la jubilation qui monte ou la4_Dvt TahanutMoulay_Janvier 2013 rancœur d’un tour de cartes qui tourne mal. Et soudain… la dernière prière de l’après-midi sonne la fin. Moulay ramasse les tapis, bouteilles et cartes. Il éteint sa belle et nouvelle lampe à piles posée sur le tapis et ferme le tahanut. Quelques clients viennent encore pour acheter les choses oubliées et indispensables au repas du soir, imkili. La nuit est tombée, seul l’éclairage public dessine des ombres grises et apporte un peu de relief aux cailloux des ruelles. S’il a gagné 5dh à la fin de la journée, il est heureux. Ici on vit de peu. Certes en ville, le salaire minimum est de 1700dh par mois, mais c’est une somme démesurée pour les gens d’ici. Les achats qu’ils font sont à minima : 15dh le prix du transport vers Imin’tanout, 2dh pour un thé, 5dh le cher kilo de tomates. Au-delà de 3 ou 4dh, chacun réfléchit pour engager la dépense. Vraiment les Seksawa vivent de peu ! Leur indigence est plus vive encore en ces moments de fêtes, acheter un mouton plonge souvent le clan familial dans une période de pauvreté. En ces temps quelques-uns n’ont plus que quelques dirhams en poche, et nombreux connaissent un vrai dilemme car il est impossible de renoncer à faire cette dépense onéreuse pour honorer correctement Allah. Où trouver l’argent pour acheter le mouton ? Chacun espère secrètement que la famille venue de la ville apportera sa part d’argent pour réduire la dépense. Actuellement les moutons se vendent entre 1500 et 2500dh, mais pour beaucoup, tant pis, ils se contenteront d’une chèvre, comme chez Moulay, comme chez ceux qui n’ont plus rien en poche. Demain Moulay coupera, pour 1dh, les cheveux des hommes qui veulent être beaux pour la venue de la famille, il rangera les bombonnes de gaz livrées par le pick-up d’Hamid venu d’Imin’tanout. En fait, Moulay gagne son argent par de nombreuses tâches : épicier, musicien, coiffeur, peintre, agriculteur, berger, etc. Dans ces montagnes, c’est ainsi que les hommes font, ils passent d’une activité à une autre au gré des saisons et des besoins du douar. Ils accumulent ainsi les dirhams, quelques menues sommes pour faire vivre la famille. Si de nombreux hommes, jeunes et plus âgés, s’en vont acquérir des revenus plus importants loin du bled, Moulay, Grand Seigneur comme signifie cette appellation, compte parmi les quelques jeunes hommes (3 ou 4) qui ne veulent pas partir vivre ailleurs. Partir les rend tristes, ils s’ennuient loin de Zinit, ils sont malades, ont l’estomac noué. Sans doute font-ils aussi le choix de rester près des leurs pour leur apporter protection et chaleur familiale. Ils en paient le prix mais qu’importe. Ils sont prêts à un faible revenu, à avoir peu d’exigences, moins d’équipements pour la maison, Moulay_djelaba2013moins d’argent pour réparer les murs de l’habitation, ils sont forts d’un courage physique et mental. Leur vie, leur choix ne sont pas faciles mais ils perpétuent l’honneur légendaire des Seksawa, fiers de leurs montagnes et d’être une communauté laborieuse attachée à sa terre. Dans quelques jours la fête de l’Aïd El Kébir sera loin, le douar se dépeuplera et Moulay ne verra plus beaucoup de clients.  A Zinit le tahanut de Moulay restera un coin de bonheur pour les vieux, à mi-chemin entre la maison et la mosquée.

 

Jean-Claude Thiery – Université d’Angers
T. 02 41 69 95 32 –  Courriel : agorajct@wanadoo.fr
ou    jean-claude.thiery@univ-angers.fr

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2 commentairesLaisser un commentaire

  1. Merci pour ce beau témoignage qui ne peut laisser indifférent!
    A bientôt Martine et Xavier

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  2. Salut jean Claude.

    Quelle belle écriture et quelle jolie photo que celle de ce jeune homme si souriant et au visage emprunt d’humanité et de simplicité.

    Pascal.

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